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TRIBUNE – Le build-up, un savoir-faire essentiel des capital-investisseurs

Par Christophe Bonnet Professeur de finance, Grenoble École de Management (GEM) et Kirsten Burkhardt-Bourgeois, Maître de conférences, IAE Dijon, Université de Bourgogne – UBFC

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Le capital-investissement ou private equity a connu une croissance fulgurante depuis dix ans avec des fonds sous gestion multipliés par trois et dépassant 7 000 milliards de dollars US, un montant similaire à la valeur totale des entreprises cotées de l’Union européenne. Cette industrie, autrefois une niche un peu obscure, est devenue un acteur majeur de la gestion d’actifs et du financement des entreprises. Des firmes comme Apollo, Blackstone ou KKR, flibustiers s’attaquant à la finance traditionnelle et aux conglomérats des années 1980, sont devenues de grands gérants cotés en bourse. En France, le capital-investissement est également devenu un acteur important du financement.

Les sociétés de capital-investissement (SCI) lèvent des fonds auprès d’investisseurs (en majorité institutionnels) et les investissent dans des entreprises non cotées en bourse, en leur apportant des fonds propres (capital-risque, capital-développement) ou en finançant des acquisitions par LBO (leveraged buyout ou acquisition à effet de levier).

Ainsi, les « licornes » (start-up évaluée à plus d’un milliard de dollars) françaises comme Backmarket, Blablacar ou Doctolib sont financées par des fonds de capital-risque et de grandes entreprises comme Birkenstock, Cegid, Cerba Healthcare, Maisons du Monde ou Verallia sont ou ont été détenues par des fonds spécialisés dans le LBO.

Quelle valeur ajoutée ?

L’utilité économique et sociétale des LBO, principal segment du capital-investissement, reste cependant contestée. Dans quelle mesure ces opérations sont-elles bénéfiques aux entreprises et à leurs parties prenantes ? Les capital-investisseurs ont-ils une valeur ajoutée à la mesure de leur rémunération – souvent dénoncée comme excessive – et de plus peu imposée, en particulier aux États-Unis ?

Ces derniers soulignent qu’ils sont aptes à identifier et à sélectionner des firmes performantes et, surtout, à les aider à réussir en étant des actionnaires actifs et compétents, souvent majoritaires. Mais certains observateurs soutiennent que cette supposée valeur ajoutée est très exagérée et que les opérations reposent avant tout sur l’effet de levier financier (une dette élevée) qui rend les entreprises financées plus fragiles.

De plus, certaines recherches académiques récentes indiquent, bien qu’il n’y ait pas consensus sur le sujet, que la rentabilité moyenne du capital-investissement n’est pas significativement supérieure à celle de l’investissement dans les sociétés cotées en bourse, ce qui pose la question des montants considérables investis par les investisseurs dans le secteur non coté.

Opérations complexes

Sans prétendre trancher ce débat, nous tentons de l’éclairer dans une recherche récente sur les LBO build-up (ou consolidation sectorielle). Cette stratégie consiste à acquérir successivement plusieurs petites ou moyennes entreprises d’un même secteur d’activité pour les regrouper et constituer une entité plus grande et plus performante pour céder l’ensemble après quelques années.

Cette stratégie reste néanmoins délicate à mettre en œuvre car elle vise à construire un groupe cohérent et intégré en rassemblant des entreprises différentes et parfois concurrentes, ce qui pose de nombreux problèmes d’exécution : choix du secteur, sélection des cibles, harmonisation des pratiques de gestion, obtention de synergies.

Nous avons pris comme terrain d’étude une SCI française spécialisée dans ce type d’opérations et avons étudié le cas d’une de leurs opérations emblématiques. Nous avons interrogé les principaux acteurs du cas et l’acquéreur final de l’entreprise. Les acquisitions successives de six entreprises familiales régionales ont permis de construire une entreprise de taille intermédiaire (ETI) dans le domaine de la restauration collective qui a été ensuite cédée par la SCI, actionnaire majoritaire du LBO, à l’un des leaders mondiaux du secteur.

Expérience et savoir-faire

Notre recherche repose sur une approche dite « synthétique » de la gouvernance d’entreprise qui s’intéresse à la fois aux aspects disciplinaires (l’alignement des intérêts) et cognitifs (les échanges de connaissance). Elle met en évidence un savoir-faire spécifique de la SCI qui contribue au succès des build-up par la mise en place de mécanismes de gouvernance visant à aligner les intérêts des différents acteurs (SCI, dirigeant salarié du groupe, dirigeants/actionnaires des sociétés acquises) et à gérer efficacement échanges et création de connaissances au sein du groupe.

Nous montrons que, loin d’être de simples opérations financières reposant sur le seul levier financier, les LBO build-up reposent sur une implication active des SCI en termes de stratégie et de gouvernance, en particulier dans l’identification du secteur industriel à consolider, la sélection des entreprises à acquérir et l’établissement d’un cadre organisationnel propice à la construction de connaissances partagées. Ceci passe notamment par le recrutement d’un directeur général (DG) salarié à qui les aspects opérationnels de l’intégration des diverses entités sont délégués dans l’objectif de dégager des synergies et de constituer un groupe intégré.

L’importance des enjeux cognitifs

Les enjeux cognitifs sont essentiels dans les premiers stades de construction du groupe. La SCI veille à ce que les dirigeants des firmes acquises investissent (en tant actionnaires minoritaires) dans la holding tête de groupe, adhèrent au projet, acceptent le partage d’idées et fassent preuve d’ouverture afin de faciliter les échanges de connaissances et l’harmonisation des pratiques lors de la phase d’intégration.

La SCI s’efforce également d’instaurer un climat de confiance et de transparence favorable à la coopération avec le DG et entre celui-ci et les dirigeants des firmes acquises. Interrogé, le DG met en avant la nécessaire pédagogie déployée vis-à-vis des dirigeants des entités rachetées pour les inciter à faire preuve de transparence et à partager des outils de gestion et un reporting au niveau du groupe. Ceci favorise la diffusion des meilleures pratiques et l’émergence d’un langage commun propice à la réduction de l’hétérogénéité cognitive entre acteurs.

L’acquéreur final de l’ETI indique que la qualité du travail mené par la SCI dans la sélection et l’intégration des firmes, préalablement concurrentes, pour en faire un véritable groupe via, notamment, le partage de bonnes pratiques et les synergies commerciales a joué un rôle clé dans sa décision d’acquisition.

Notre recherche montre aussi que l’expérience acquise antérieurement par la SCI est susceptible d’être redéployée sur d’autres opérations de build-up, ce qui laisse supposer l’existence d’un avantage compétitif en faveur des SCI spécialisées dans ce type d’opérations. Les capital-investisseurs apportent donc, en plus du capital, une réelle valeur ajoutée grâce à leur savoir-faire en termes de gouvernance qui contribue au succès des opérations, un résultat mis en évidence par certaines recherches sur d’autres types de LBO.

Des études antérieures sur le build-up ont montré l’importance de la forte implication des SCI et d’une coopération étroite avec les dirigeants des firmes acquises pour le succès de ces opérations. Les recherches empiriques disponibles, bien que peu nombreuses, indiquent également que ces opérations seraient plus rentables que les LBO classiques, et que ceux réalisés par les SCI ayant une expérience préalable de cette stratégie produisent des rentabilités supérieures, laissant supposer un effet d’apprentissage. Tout en apportant un support à ces résultats, notre recherche va plus loin puisqu’elle met en évidence les leviers spécifiques (disciplinaires et, surtout, cognitifs) sur lesquels les SCI sont susceptibles de s’appuyer pour contribuer au succès des opérations de build-up.

Stratégie complexe, le build-up peut aussi contribuer à la croissance des entreprises de taille moyenne. BPI France a d’ailleurs créé le Fonds Build-up International dédié à l’accompagnement, par co-investissement, des PME et ETI françaises dans leurs acquisitions à l’étranger.

La question de la valeur ajoutée des firmes de LBO s’inscrit dans les débats actuels sur le capital-investissement. Est-il toujours surperformant par rapport au secteur coté ? La rémunération des grands gérants de fonds est-elle excessive ? La régulation et la transparence sont-elles suffisantes au vu des capitaux que cette industrie mobilise ? Prend-elle assez en compte les questions environnementales et l’intérêt des parties prenantes autres que les actionnaires, question importante au vu des attentes en matière d’investissement responsable ?

Il sera également intéressant de voir comment l’industrie s’adapte à un nouveau contexte économique marqué par une forte hausse des taux d’intérêt, qui renchérit le coût des acquisitions à effet de levier, et une croissance plus faible (voire une récession) qui pourrait fragiliser les entreprises fortement endettées.

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